À la mémoire d’Esther Ben Aych qui tenait un ouvroir à Tlemcen:
Tlemcen fut de tout temps une capitale et un jardin.
Les Romains la nommaient Pomaria – « vergers » – et les Berbères, qui en
firent la capitale du royaume : Tilmisan – « sources », en tamazight.
La justement nommée « Perle du Maghreb » est bâtie dans un amphithéâtre
rocheux, à quelques dizaines de kilomètres de la mer (on aperçoit par
beau temps Béni-Saf), et des cascades chutant de la montagne par paliers
successifs font toute la beauté de ce site exceptionnel.
Les Juifs ont vécu là pendant des siècles,
probablement depuis l’époque romaine, mais les Mérinides les chassèrent
de la ville et ils se regroupèrent hors les murs. C’est là qu’intervient
le véritable sauveur de la communauté juive de Tlemcen, celui qu’on a
appelé le Rab et dont le tombeau est toujours vénéré – par Juifs et
Musulmans. Au départ, il y a un jeune médecin qui fuit l’Espagne après
le pogrome de Tolède, en 1391, où périt son père. Ephraïm Enkaoua, tel
est son nom, d’abord réfugié au Maroc, gagne à la fin du XIV° siècle la
capitale mérinide. La légende le fait entrer dans Tlemcen monté sur un
lion domestiqué avec un serpent pour licou. En fait, il est précédé par
sa gloire comme médecin et appelé par le sultan pour guérir sa fille ;
ce qu’il fait, en demandant comme récompense au souverain qu’il permette
aux Juifs rejetés hors les murs de revenir dans la ville. Ces derniers
peuplent alors le « quartier des Juifs ». Ils y demeurèrent jusqu’à
l’Indépendance de l’Algérie, construisant là la synagogue du Rab.
Éphraïm Enkaoua, à sa mort en 1442, fut enterré à la sortie de Tlemcen,
près d’une source et sa tombe devint aussitôt un lieu de pèlerinage.
C’est, en fait, un jardin ombragé où les Juifs, au temps de l’Algérie
française, avaient coutume de venir prier, goûter, boire l’eau
miraculeuse et jeter dans la fontaine des pièces de monnaie en formulant
des vœux.
Pour moi ce paysage et cette histoire m’étaient familiers, parce que mon
père était né à Nemours et ma mère à Nédroma, que mes grands-parents
maternels habitaient Montagnac, et qu’une partie de la famille résidait à
Tlemcen. Tout cela tenait dans un « mechouar » de poche – si l’on me
permet de plaisanter sur la grand-place de cette magnifique cité et mon
berceau familial. On appelait là-bas « le Mechouar » non seulement la
place principale de la ville, mais aussi et avant tout la citadelle
impériale qui l’occupait naguère.
Chaque été, de retour au pays, j’y accompagnais mes parents. Nous
sortions de Tlemcen en voiture et trois kilomètres plus bas, sur la
route de Hennaya, se trouvait l’ancien cimetière juif où était le
tombeau du Rab. Nous nous installions pour le banquet, jetant une nappe
sur le sol, à l’ombre d’un platane, qui est l’arbre, gigantesque et
feuillu, de Tlemcen, et déballions nos provisions. Nous mangions comme
l’on joue, au milieu des oiseaux et des plantes, c’était le jardin
d’Éden, toute faute effacée. Un moment d’innocence autour de la tombe…
Puis nous allions tous ensemble boire à la source, un petit bassin
creusé dans un rocher devant la pierre tombale du saint. C’est là qu’on
puisait l’eau lustrale. Papa tirait la première gorgée en sa timbale
d’argent, qui ne servait que pour la circonstance, il récitait
pieusement la bénédiction de l’eau et buvait avec une extrême lenteur,
après quoi il disait toujours : " Elle est si fraîche qu’elle en est
délicieuse ". Là, en plein été tlemcénien, par quarante degrés, cette
eau de roche était suprêmement désaltérante. C’était là le miracle. En
attendant l’autre, celui qui verrait la réalisation des vœux que chacun
ne manquait pas de formuler en son for intérieur (n’est-ce pas au Rab
que je dois d’avoir réussi dans mes études ?).
La communauté juive de Tlemcen a toujours gravité autour de cette tombe
et des pèlerinages annuels. Les Juifs y étaient fort nombreux, surtout
après l’expulsion d’Espagne de 1492 qui les fit affluer dans cette
capitale du Maghreb central. Ils étaient plus de cinq mille en 1940. La
guerre d’Algérie secoua cette paisible communauté : elle eut son lot
d’attentats et d’exactions, jusqu’à la débandade finale en 1962. Il
furent huit mille à gagner Marseille. Aujourd’hui il ne reste plus de
Juifs à Tlemcen, et le Rab Éphraïm Enkaoua ne veille plus que sur nos
morts. Et nous savons que dans toute l’Algérie d’aujourd’hui, où les
Juifs furent si présents, la seule paix véritable n’est que dans les
cimetières.
Par Albert Bensoussan.