Sa sépulture était l'objet d'un pèlerinage annuel lors de Lag Bar Omer ou fête des pélerinages, quarante jours après Pâques. Les gens venaient de toutes les villes d'Algérie pour assister à ces festivités. Ils faisaient des voeux en priant ce Rabb de les exaucer et quand ce voeu était réalisé, ils allaient à n'importe quelle période de l'année pour le remercier.
Mon regretté époux Joseph Azen (que son âme repose en paix !) m'avait dit qu'après l'armistice de 1918, son père étant revenu sain et sauf de la Grande Guerre; toute la famille, bien qu'ayant de modestes moyens, était allée en pèlerinage au Rabb de Tlemcen. J'y suis allée quelques fois quand j'étais jeune, avec mes parents. Nous séjournions chez un frère de mon père. Cette fête des pèlerinages s'appelait la Hilloula. C'était vraiment la grande fête : il y avait du monde partout ; je revois une large et longue allée au fond de laquelle reposaient le Rabb et des membres de sa famille. Sur la grande tombe blanchie à la chaux on mettait un morceau de sucre mouillé d'eau et on suçait ce sucre, accroupi, en priant pour la réalisation de ses voeux ou en remerciant pour les voeux exaucés.
Dans ce cimetière en fête il y avait en plusieurs endroits des groupes de musiciens de musique orientale, arabo - andalouse. On dansait, on chantait, on pique-niquait dans les vastes jardins, et aussi près d'une source d'eau très claire. Il y avait des marchands juifs qui vendaient des petites médailles bleues représentant le Rabb et des petits sachets de tissu contenant un peu de terre de ce cimetière. Je conserve encore le petit sachet rose que j'épinglais sur ma combinaison chaque fois que j'allais subir un examen à Oran tout au long de mes études; cela portait bonheur disait-on.
A la mairie de Tlemcen avait lieu chaque année pour la Hilloula un bal traditionnel et des familles venues de partout se retrouvaient là. Ma soeur de douze ans mon aînée étant couturière confectionnait pour elle et ses cousines les superbes robes qu'elle étrenneraient pour se rendre à ce bal (avant d'épouser ma mère, mon père, veuf d'un premier mariage, avait un garçon et deux filles). Une de mes cousines originaire comme moi de Sidi-Bel-Abbès a connu à la faveur de l'un de ces bals un tlemcenien qu'elle a épousé, plusieurs mariages se sont faits par la suite dans les mêmes circonstances.
Quand on jurait selon l'expression consacrée: "Sur le rabb de Tlemcen!" c'était au dessus de tout. Qui était donc ce vénéré Rabb de Tlemcen ? Tout ce qui suit est extrait du calendrier israélite 5748 = 1987-1988 édité par " La Fraternelle ", Union des amis de Tlemcen , 15 rue des Petites Ecuries 75 010 Paris.
La vie du Rabb Ephraïm Aln'Kaoua (1359 - 1442)
Le Rabb Ehraïm Aln'Kaoua qui est inhumé
à Tlemcen, est l'un des rabbins les plus prestigieux du judaïsme
algérien. Par la noblesse de ses sentiments, l'étendue de
son savoir, la fascination qu'il exerçait sur sa communauté,
il a été considéré en son temps comme " la
lumière d'Israël " et, après plusieurs siècles
sa mémoire est toujours évoquée avec vénération.
Né en 1359, à Tolède,
l'un des foyers rayonnants de la culture juive en Espagne, Ephraïm
Aln'Kaoua est le descendant d'une lignée de rabbins talmudistes
et thaumaturges. Son père, Rabbi Israël, Grand Rabbin de Tolède,
confia l'éducation de son fils à des maîtres éminents
qui lui enseignèrent bien des branches du savoir. Lui-même
étudia la médecine à l'Université de Palencia
(Nouvelle Castille).
Mais après la Reconquista, l'Espagne vivait une époque troublée. Les tracasseries contre les Juifs étaient entretenues par le Tribunal de l'Inquisition. Des flambées d'antisémitisme provoquées par le clergé local contraignirent bien des juifs à la conversion ou à l'exil. Ainsi, en 1390 l'archidiacre Don Martinez Fernand d'Ecija du diocèse de Séville, bien qu'excommunié, lança l'ordre aux clercs du diocèse de démolir les synagogues. A Séville aussi, en 1391, une émeute populaire dirigée contre les collecteurs d'impôts juifs entraîna la mort de deux mille personnes. Le père du Rabb, Rabbi Israël, convaincu de pratiquer en secret le judaïsme, fut arrêté, jugé et brûlé vif. Pour échapper à la persécution, le Rabb Ephraïm avec tant d'autres abandonna l'Espagne et se réfugia au Maroc. Il fut vite adopté par la communauté de Marrakech. Quelques mois plus tard, il quitta cette ville hospitalière pour se rendre à Hanaïm, port où aboutissait la route de l'or et des esclaves, mettant en relation le Soudan à Tlemcen. Le Rabb arriva dans cette ville en 1391, et la légende renchérit en précisant "sur un lion avec serpents pour licol".
Encore que leur présence soit attestée dès le premier siècle avant notre ère, les Juifs de la région de Tlemcen n'avaient pas le droit de cité dans cette capitale des rois Beni-zeyâne. Ils devaient séjourner seulement en banlieue, à Agadir. Un événement fortuit améliora leur situation. Le sultan Abou Tachfine dut faire appel à l'art médical du Rabb Ephraïm car sa fille se trouvait dans un état désespéré. Le Rabb la guérit miraculeusement, il sollicita pour ses coreligionnaires la possibilité d'édifier la première synagogue d'El Khessaline, l'autorisation de séjour pour des juifs d'Espagne, de Majorque, du Maroc. La communauté juive s'installa alors non loin du Méchouar, prospéra, organisée autour de dix-sept synagogues.
Entouré de la vénération générale de la population de Tlemcen, après avoir répandu des marques de sagesse et de sainteté, le Rabb Ephraïm Aln'Kaoua s'éteignit en 1442 à quatre-vingt deux ans. Avec la trentaine de membres de sa famille il repose en un lieu de rêve, prédestiné pour traverser l'éternité, au milieu des jardins où l'on ne peut entrer sans émotion, dans un silence à peine troublé par le piaillement des oiseaux. Au bout d'une allée bordée d'arbres, sur une longue pierre tombale blanchie à la chaux est gravée une vieille épitaphe en hébreu : " Ici repose celui qui fut notre orgueil, notre couronne, la lumière d'Israël, notre chef et maître, versé dans les choses divines, homme miraculeux, le Grand Rabbin Ephraïm Aln'Kaoua. Que son mérite nous protège ".
Son traité philosophique, Chaar Kevod Hachem (A la gloire de l'Eternel), dans la tradition de Maïmonide, nous renseigne sur la finesse de sa pensée, et son testament religieux reste d'une étonnante actualité : " Je vous laisse deux sources : la source d'eau pour fortifier votre corps et la source de la Tora qui symbolise la vie éternelle. La source d'eau offerte par la volonté de D... et la source de la Tora qui demande la bonne volonté de chacun de nous ". La communauté dispersée en France est consciente que les rabbins de Tlemcen demandent pour elle la miséricorde divine.
Rares sont les Tlemcéniens qui ignorent la
vie du vénéré Rabb de Tlemcen, même si histoire
et légende y donnent souvent libre cours, sans qu'on puisse toujours
distinguer l'une de l'autre, les grandes lignes de son existence sont bien
connues.
Ce qu'on connaît moins c'est l'action
en profondeur menée par le Rabb Ephraïm Aln'Kaoua pour doter
sa communauté de toutes les institutions nécessaires à
l'existence d'une Kéhila. Cette activité nous est rapportée
par le célèbre rabbin voyageur du XVIII ème siècle
Haïm Joseph David Azulaï.
Synagogues, maisons d'étude, écoles rabbiniques, écoles élémentaires, bains rituels, fours rituels (pour les matzots), maisons de retraite, rien ne devait manquer, grâce aux initiatives persévérantes de son Rabb à la communauté ainsi développée. Mais c'est surtout au Beth-Din, au tribunal rabbinique que le Rabb devait réserver l'essentiel de son attention. Essentiel pour l'exercice des actes religieux - mariages, divorces, abattage rituel - le Beth - Din devait rendre des services remarquables à la communauté de Tlemcen. Alors que jusque là les Juifs avaient dû recourir aux tribunaux musulmans, avec tous les aléas liés à la plus ou moins bonne volonté des musulmans -sans oublier les inévitables pots-de-vin et "bakchich"-, désormais, c'est le Tribunal Rabbinique créé par le Rabb qui devait remplir activement son rôle, tant dans les affaires civiles que pénales, pour Tlemcen et pour toutes les communautés environnantes.
A la tête de ce tribunal composé de cinq "Dayanim" (juges) devait siéger Rabbi Yéchoua Halévi Kanfonton. Auteur d'un précieux guide pour l'étude du Talmud : "Les voies de la Guemara" (Darke Haguemara) Kanfonton, qui influença un autre grand maître de Safed, le célèbre Joseph Caro, auteur de notre code des trois Choulkhan Aroukh, fut enterré à proximité immédiate de la famille du Rabb ; sa tombe devait être découverte il y a une cinquantaine d'années par le Dayan de Tlemcen R. Joseph Messas.
Des relations singulières devaient s'instaurer entre le tribunal, l'école du Rabb de Tlemcen et les autres communautés d'Afrique du nord et même de pays plus éloignés. Mais ces relations furent particulièrement étroites avec la communauté d'Alger qui avait pu bénéficier depuis 1392 du guide exceptionnel en la personne de Ribash (Isaac bar Sheshet Barfat, 1326 - 1408) et du Rachbatz (Simon bar Bemah Duran, 1361 - 1444). Ce dernier avait la particularité d'être comme le Rabb de Tlemcen, à la fois rabbin et médecin.
Jusqu'à la fin du XVIII ème siècle, ses descendants devaient jouer un rôle prédominant comme rabbins et dirigeants de la communauté d'Alger. Parmi eux, le petit-fils de Rachbatz, Zehrah B. Salomon Duran devait épouser la petite-fille du Rabb de Tlemcen, fille de Juda Aln'Kaoua, marquant ainsi un lien indissoluble entre ces deux grandes communautés d'Algérie.
L'auteur de ces lignes est heureux d'avoir eu le privilège d'exercer son ministère dans ces deux communautés. Mais c'est à Tlemcen qu'il aura eu ses plus grandes joies, celles de poursuivre et de développer au sein de la synagogue de l'école et de la Yechiva qui portent son nom, l'oeuvre qui fut si magnifiquement commencée en cette fin du XIX ème siècle et pouruivie au fil des siècles. Quelle plus belle satisfaction d'avoir pu, sans relâche, enseigner la Torah à des centaines et des centaines d'élèves, dans cette belle ville de Tlemcen baignée par les sources de la Tafna, mais aussi arrosée par les sources inépuisables de la foi, de la tradition et de culture du Judaïsme.
C'est avec une grande émotion que je termine cette longue citation, non seulement à cause de ce qu'elle évoque, mais aussi parce que je me souviens que c'est le rabbin Achel qui a fait les offices religieux chez ma soeur lors du décès en décembre 1953 à Tlemcen de mon cher père Joseph Teboul (que Dieu repose son âme en paix !). Au cours d'un office il a dit ceci qui m'a beaucoup impressionnée à propos du passage sur terre de l'être humain : "Regardez un enfant qui vient de naître : il a les poings fermés comme s'il voulait saisir tous les biens de ce monde. Regardez un agonisant : il meurt les mains ouvertes lâchant tout ce qu'il croyait posséder ".
Par ailleurs, ayant habité pendant près de vingt-cinq ans à Alger, j'ai bien connu les tombes des deux rabbins de cette ville cités par le Grand Rabbin Achel Hadas Lebel. Je revois ces deux tombes situées à l'entrée à gauche du cimetière israélite de cette ville que nous avons du quitter après la guerre d'Algérie le 15 juin 1962......
Par Henriette AZEN
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